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À VINGT ET UNE HEURES, ce soir-là, Khadidja tourna la clé de l’atelier.

On était samedi. Elle sortait d’une journée de prises de vue pour un magazine japonais. Harassée, et étonnée par son propre succès. Aujourd’hui, le photographe avait volontairement accru les lumières sur ses marques de sutures, lui soufflant, penché au-dessus de son appareil : « Super, les cicatrices. On dirait des scarifications. »

À ces mots, elle avait fondu en larmes. De telles inepties lui avaient instantanément rappelé Vincent : il n’y avait que lui pour sortir des bourdes pareilles, d’un air inspiré. Et surtout, il n’y avait que lui pour les rendre supportables. Khadidja n’en finissait plus de mesurer l’étendue de son absence. Chaque heure, chaque jour accroissait son chagrin.

En ouvrant la porte, elle était d’une humeur de chien. Combien de temps supporterait-elle ce milieu grotesque ? Pour se trouver une excuse, elle se répéta qu’il s’agissait d’une thérapie personnelle. En acceptant de se faire photographier, en exhibant ses cicatrices, elle dépassait ses blessures intérieures.

Reverdi était mort – et elle était vivante.

Il était au fond du fleuve – et elle était en haut de l’affiche.

Cela, c’était la vitrine officielle. À l’étage inférieur, dans les arcanes de sa conscience, c’était surtout une manière de braver sa propre terreur, son obscure certitude que Jacques Reverdi n’était pas mort. Il rôdait quelque part. Blessé Furieux. Déterminé. S’il était toujours de ce monde, alors il pouvait voir les nouvelles photographies de Khadidja. Vivante. Et debout.

Elle posa son trousseau dans la coupelle de bronze prévue à cet effet, et se répéta la décision qu’elle avait prise aujourd’hui : quitter Marc. À eux deux, ils ne s’en sortiraient jamais. Face à l’absence du corps, face au vide, ils se cramponnaient l’un à l’autre par pur réflexe. Ils s’entraînaient dans leur double chute.

Elle était résolue ce soir à le lui annoncer.

Elle entendait déjà son silence, son mutisme indéchiffrable.

— Marc ?

Pas de réponse.

Elle avança d’un pas décidé et répéta :

— Marc ?

Il était là, près de son bureau, recroquevillé sur le sol. Khadidja se précipita. Son corps était dur comme du bois. Elle songea à la raideur cadavérique mais la peau était tiède sous sa paume. Elle plaça sa main sur son cou et sentit battre son pouls – lent et ténu.

Pas mort : coma.

Elle se précipita sur le téléphone. En un réflexe, le numéro du SAMU se forma au bout de ses doigts. Ce numéro qu’elle avait si souvent composé, quand elle était confrontée à une overdose de son père ou de sa mère.

Tout en parlant au type de permanence, elle imaginait déjà la suite : l’arrivée des secours, l’agitation des hommes, leurs pas lourds dans l’atelier. Cette intrusion chaotique qui bousculait l’existence, violait le quotidien, retournait le foyer… Ce mélange de panique et de sauvetage qui avait été son leitmotiv, à l’époque de La Banane de Gennevilliers.

Elle raccrocha. Elle réalisa qu’elle avait conservé sa dernière tenue de scène : bottes de daim et blouson de fourrure – des matières organiques, cruelles, qui impliquaient la mort et le sang, très en vogue cet hiver. Des matières de circonstance, qui la rendaient, obscurément, plus forte, plus sauvage.

Elle revint vers Marc, toujours immobile, et contempla la tête rousse, rentrée dans les épaules, sous laquelle elle avait glissé un coussin. Définitivement « mort pour la cause ».

Plus que jamais, sa résolution était prise.

Elle allait veiller à son hospitalisation, ranger la baraque – et se casser vite fait.

 

— On nage en pleine hystérie.

L’urgentiste n’avait pas quitté sa parka. C’était un grand gaillard qui paraissait avoir dormi tout habillé, avec une tête énorme, hirsute. Khadidja venait de lui offrir un café, à lui et au capitaine Michel, le flic doré de l’hôpital, qui était venu à la rescousse. Deux autres hommes emportaient Marc sur un brancard, enroulé sous une couverture de survie scintillante.

— Hystérie ? répéta-t-elle.

Le médecin but le café brûlant cul sec :

— Votre mari présente tous les signes cliniques de la catatonie. Mais aucun des symptômes internes. Tout se passe dans sa tête En un sens, c’est une bonne nouvelle. Il va s’en tirer : aucun problème. Demain ou après-demain, il sera sur pied. On l’embarque à Sainte-Anne. Son cas va intéresser nos « amis les psys ».

— Non. Surtout pas là-bas.

— Et pourquoi pas ?

— Écoutez, tenta d’expliquer Khadidja. Marc a déjà eu des problèmes… psychiatriques.

— Sans déconner ? ricana le médecin, en lui rendant sa tasse vide.

— Écoutez-moi !

Elle avait presque hurlé. Elle descendit d’un ton :

— S’il se réveille à Sainte-Anne, cela risque d’aggraver encore son état. Il vient d’être soigné à la Salpêtrière. Je peux vous donner le nom des médecins qui l’ont traité. Parmi eux, il y a un psychiatre.

L’homme soupira et sortit son téléphone portable :

— Je vais voir s’ils ont une place.

 

Vingt-trois heures.

Khadidja était maintenant seule. Elle n’avait pas faim. Elle n’avait pas sommeil. Son esprit accumulait les pensées vides, sans résonance. Elle décida de faire ses valises.

Mais d’abord, ménage.

Elle ouvrit les fenêtres, pour chasser l’odeur des hommes, remit les meubles en place, ordonna le bureau de Marc, alignant ses notes, ses pages imprimées, son clavier d’ordinateur.

Ce simple geste suffit à rallumer l’écran, simplement en veille. L’atelier se mit à tourner autour d’elle. Marc avait reçu un e-mail.

C’était ce message qui avait provoqué sa nouvelle crise. Sur l’écran, on pouvait lire :

« Tout n’est pas fini. »

 

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